vendredi 22 septembre 2006
La Dissuasion du Dingue au Débile
Un des vieux arguments de la Théorie de la décision et de la dissuasion est qu'il peut y avoir un intérêt rationnel à ne pas être trop rationnel, et surtout à ne pas en avoir trop l'air, en calculant que l'adversaire craindra votre irrationnalité (je ne sais pas d'où ça vient, mais cela apparaît en tout cas dans le classique de T.C. Schelling, The Strategy of Conflict, 1960).
Mais simultanément, le problème de la "connaissance commune" arrive au moment où vous craignez au contraire que votre adversaire soit si irrationnel que votre menace serait inefficace : c'est l'assymétrie dite doctrine du "Fort au Fou" après "du Fort au Faible" (l'expression est de l'ex-ambassadeur français à l'Otan François de Rose, en 1990, au moment où la dissuasion du monde bipolaire s'écroulait).
L'une des difficultés du terrorisme est que la dissuasion ("terroriser le terroriste" comme disait un crétin corrompu) ne fonctionne plus puisque des assassins épris de martyre ne partagent pas certains principes de préservation de leurs intérêts (d'où aussi la frivolité de toute l'idée de représailles "préventives" qui fut aussi avancée comme l'une des justifications pour envahir l'Irak).
L'Iran demeure une dictature sans doute relativement "rationnelle" malgré l'apparence assez fantasque d'Ahmadinejad et la théocratie (après tout, même le chef d'Etat le plus dérangé de la planète, Khadaffi, a pu plier parfois sous la dissuasion). Les médias américains ont récemment joué au contraire sur le thème d'une folie apocalyptique chiite - projetant ainsi habilement sur l'Iran le reflet des accusations habituelles contre les évangélistes autour de l'administration Cheney. Hélas, le regretté grand turcologue Bernard Lewis (la vieillesse est un naufrage) s'était associé cet été à toute cette rumeur sur le 22 Août comme "Doomsday Chiite". L'idée était d'insister sur le fait que l'adversaire est Fou et donc que la négociation ou la sanction économique ne pouvait fonctionner, pour justifier une éventuelle action militaire.
Le problème est que toute personne rationnelle ne peut croire que les USA peuvent vraiment bombarder l'Iran. D'abord parce qu'ils sont déjà en train de perdre une guerre en Irak et risquent aussi d'en perdre une, au moins aussi importante même si elle est oubliée, en Afghanistan et qu'on les voit mal en commencer une autre, encore plus impossible dans un pays immense (trois fois la surface de la France, deux fois la population de l'Irak). Ensuite parce qu'ils n'y ont aucun intérêt puisque cela serait inutile (la chance d'arrêter le programme nucléaire iranien est nulle) et ne ferait que renforcer le régime à l'intérieur et à l'extérieur.
La conclusion est donc que l'Administration Cheney a un intérêt à jouer à présent le rôle du Fou, en inversant la place avec les Mollahs - et il faut reconnaître que leur incompétence et leur hubris depuis 5 ans peuvent servir au moins à renforcer cette image d'imprévisibilité et conférer les avantages de la stupidité en tant qu'Idiot du Village diplomatique.
Malgré toutes les fatwas de Khamenei condamnant toute arme nucléaire, l'Iran veut vraiment avoir la Bombe pour des questions de "prestige" (sans quoi elle aurait accepté le compromis russe qui proposait d'inspecter les installations civiles).
Elle l'aura, sans doute dans un délai un peu plus éloigné de quelques années, ce qui n'est pas plus inquiétant que la Bombe pakistanaise et la Bombe indienne. Elle ne l'utilisera pas (elle ne va pas irradier Israel, la Troisième Ville sainte de l'Islam et devenir un paria aux yeux des Palestiniens et de tous les Musulmans).
Il faut quand même la sanctionner à l'ONU puisqu'elle est signataire du Traité de Non-prolifération de 1968 (ratifié en 1970). Mais on voit mal l'intérêt d'une intervention militaire - on se pince quand on entend certains Néo-néo-cons dire qu'un simple bombardement aérien permettrait un soulèvement populaire contre le régime (!) : une des leçons du siècle dernier est que cela ne marche jamais - à part peut-être récemment l'effondrement du régime de Milosevic (mais l'opposition était déjà assez forte).
Comme tout le monde - y compris les mollahs, j'imagine -, je n'arrive pas à croire que les USA puissent attaquer. Cependant, via Billmon, le Colonel en retraite Sam Gardiner, professeur de stratégie très critique à l'égard de l'Administration Cheney nous met en garde contre notre pusillanime raison étriquée :
When I discuss the possibility of an American military strike on Iran with my European friends, they invariably point out that an armed confrontation does not make sense -- that it would be unlikely to yield any of the results that American policymakers do want, and that it would be highly likely to yield results that they do not.I tell them they cannot understand U.S. policy if they insist on passing options through that filter. The "making sense" filter was not applied over the past four years for Iraq, and it is unlikely to be applied in evaluating whether to attack Iran.
Cela sonne un peu trop comme une variante d'argument Ab Chewbacca, mais en l'occurrence l'absurdité makes sense.
Billmon commente ensuite que le régime iranien en est peut-être devenue conscient mais qu'ils estiment qu'ils ont finalement plus à gagner à cette attaque inutile.
Quand Israel a attaqué le Liban pour punir le Hezbollah, certains membres de l'Administration Cheney espéraient que cela serait un modèle pour leur plans iraniens (selon Hersh, que j'espère parano).
President Bush and Vice-President Dick Cheney were convinced, current and former intelligence and diplomatic officials told me, that a successful Israeli Air Force bombing campaign against Hezbollah’s heavily fortified underground-missile and command-and-control complexes in Lebanon could ease Israel’s security concerns and also serve as a prelude to a potential American preëmptive attack to destroy Iran’s nuclear installations, some of which are also buried deep underground.
L'échec de la représaille israélienne (que le Hezbollah considère comme une quasi-victoire "morale") fournit la leçon inverse et peut maintenant donner envie à l'Iran de jouer aussi les victimes du "Fort", non pas un vrai "David" victorieux mais au moins le martyr triomphant devant un Goliath empêtré dans ses frappes à la Pyrrhus (il faut que j'arrête de lire Toto Friedman, mes comparaisons en style pseudojournalistique deviennent de plus en plus n'importe quoi...).
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