Pocher, c'est envelopper dans une poche, ou empocher (en anglais, to poach est devenu "braconage et contrebande"). Pocher un oeil est le cerner d'une sacoche (en anglais pouch) en pressant (cf. to poke en anglais), mais l'image de l'oeil poché doit déjà venir de l'oeuf, tel qu'il apparaît par exemple dès Rabelais (où ce n'est peut-être pas encore complètement catachrèse), Tiers-Livre, XX (et Quart Livre, XII). Panurge communique avec le sourd muet Nazdecabre en étirant sa paupière comme un véritable Balor et il dit "Il m'a presque pochié les oeilz au beurre noir", c'est-à-dire du beurre fondu, un peu bruni, avec du vinaigre pour teinter le bleu de l'hématome. Je ne sais si beaucoup de peuples comparent ainsi leurs coups et blessures à leur cuisine (mais à l'inverse les Anglais comparent certains légumes à ces yeux meurtris).

L'oeuf poché doit être saisi rapidement dans une eau frémissante, presque bouillante (le blanc solidifie à 62° et le jaune à 68°). Ill faut y faire glisser le blanc d'abord pour qu'il puisse se coaguler avant que l'or mollet ne se répande et il faut éviter les remous de trop d'ébullition pour conserver un peu de consistance et que le coeur se contienne (comme dirait l'autre, la comparaison stoïcienne de l'éthique et la physique avec le blanc et le jaune est un koan qui présuppose qu'elles s'écoulent l'une en l'autre). La louche "pocheuse" servait à maintenir un bel ovale dans l'éclosion de cette pochade.

Les intellectuels anglais, sans doute frappés par le triste sort de Humpty Dumpty, sont fascinés par cet oeuf quand ils parlent de la rationalité.

Ainsi Russell, History of Western Philosophy, Routledge, (1945/2000), XVII "Hume", p. 646 :

Il est important de découvrir s'il y a une réponse à Hume à l'intérieur du cadre d'une philosophie qui est entièrement ou principalement empirique. Sinon, il n'y aurait aucune différence intellectuelle entre le sain et l'insensé. Le fou (lunatic) qui croit qu'il est un oeuf poché devrait être condamné seulement sur le principe qu'il est dans une minorité. (...) Ce serait là un point de vue désespéré.

C'est aussi repris par l'adversaire anglican de Russell, C. S. Lewis dans un sens apologétique, Mere Christianity, p.40, contre l'idée rationaliste de Spinoza ou Rousseau qui ferait de Jésus un moraliste et non un fondateur de secte :

Un homme qui serait simplement homme et dirait la sorte de choses que disait Jésus ne serait pas un grand maître moral. Il serait soit un fou (lunatic) - au même niveau que l'homme qui dit qu'il est un oeuf poché - ou bien il serait le Diable lui-même.

Et plus récemment le métaphysicien néo-humien David Lewis reprend le défi russellien sur la rationalité. Il critique l'Haeccéitisme, la doctrine selon laquelle l'identité d'un individu pourrait être séparée de toutes ses propriétés qualitatives (un peu comme l'hostie de la transsubstantiation), On the Plurality of Worlds, p. 239-240 :

[Quelqu'un pourrait critiquer l'haecceitisme ainsi :] : "Si quelqu'un dit que j'aurais pu être un oeuf poché, je le réfute ainsi : Je n'aurais pas pu être un oeuf poché ! L'haeccéitisme extrême s'oppose à l'opinion commune sur ce qui est possible et c'est tout ce qu'il y a à en dire.
- Cela ne suffit pas. Quand vous insistez, avec quelque force que ce soit, que vous n'auriez pas pu être un oeuf poché, l'haeccéitiste extrême peut l'accorder. Pas sans équivoque, bien entendu. Après tout, il croit vraiment en des mondes possibles selon lesquels vous êtes un oeuf poché. Donc s'il parle sans aucune restriction, en n'ignorant aucune des possibilités qu'il pense qu'il y a, alors il doit dire que vous auriez pu être un oeuf poché. Mais il n'a pas à parler sans restrictions. Tous s'accordent sur le fait que très souvent nos modalités sont des quantifications restreintes à des mondes accessibles.