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vendredi 17 novembre 2006

Les institutions meurent aussi (?)



Quelques informations récentes sur l'affaire de l'Ecole normale supérieure.

Réunie à l'appel de ses représentants élus au CA et au CS, l'AG des enseignants, chercheurs et personnels des bibliothèques a réuni une centaine de personnes (j'ai compté 90 présents, il y a eu des allées et venues). Il y avait 70 votants (ceux ayant un droit de vote en CA/CS, compris certains d'autres collèges, mais pas beaucoup --  pour comparer, les mails envoyés par la direction aux enseignants littéraires ont un peu moins de 90 destinataires) :

- L'AG demande l'annulation des décisions prises au CA du 16 octobre (afin qu'un débat se déroule, plutôt que pour contester sur le fond ces décisions) : 1 abstention, 69 pour

- Soutien aux directeurs des départements, directeurs des études démissionnaires, collectif des personnels des bibliothèques et représentants élus : 1 abstention, 1 contre, 68 pour

- Motion de défiance à l'égard de la Directrice de l'ENS : 5 contre, 8 abst, 57 pour
Ces 13 abst/contre étant très majoritairement dus à une opposition sur la formulation : certains voulaient "direction" et non "directrice" pour ne pas personnaliser les débats, les autres préférant voter explicitement contre la Directrice afin que celle-ci ne puisse trouver d'échappatoire en se déchargeant sur les directeurs adjoints (habituels boucs émissaires).

Au cours de la réunion, une lecture de lettre hallucinante a confirmé que pendant la crise, les affaires continuent : il y était question de convoquer une commission de spécialistes afin d'examiner un seul dossier de candidature à un poste mystérieux dont personne n'avait entendu parler ; pour ceux qui ne sont pas du milieu (il y en a encore à ce niveau de la note ?), toutes les nominations universitaires doivent passer devant une commission de spécialistes : personne ne peut être nommé, on ne peut qu'être élu.

Pas d'apaisement en vue, donc. Au contraire : au fur et à mesure que les langues se délient, chaque jour apporte son lot de nouveaux abîmes.

À suivre donc : on n'en est pas encore au Seuil de Campbell. Cette affaire est passionnante, quoiqu'épuisante, à vivre de l'intérieur. En particulier par les tâtonnements de ceux qui participent à ce mouvement à l'intérieur de l'Ecole : c'est vraiment le collectif des bras cassés -- ce qui n'est pas forcément le cas de ceux, plus à l'extérieur, que n'occupe qu'une seule question. Aucun réflexe, aucune expérience d'une telle mobilisation ; pas non plus de mystérieux réseau dormant. Même les nombreux contacts noués ces jours-ci, notamment du côté des ministères, ne sont jamais que des contacts individuels, fondés sur le hasard des liens personnels (mais peut-être n'en sont-ils que plus efficaces ?). On ne s'amuse pas : un tel mouvement est non seulement inédit, mais grave.

Étape suivante (sur l'air des lampions) : les scientifiques avec nous !

La Guerre des Cadres

Une des choses qui me fait le plus rire dans la figure tutélaire de Ségolène Royal en nouvelle Marianne et Passionaria du PS est à quel point elle pourrait correspondre à certaines intuitions de la "théorie" dite des "cadres (il y a une traduction canonique de "Framing" ?) de George Lakoff, qui voit la Gauche contemporaine sous une figure "féminine" et "maternelle" (en caricaturant une simplification d'un schéma, comme on le corrigera plus bas).

Or (ceci est une tentative de faire croire qu'il y a une transition), il y a pas mal de polémiques amusantes à ce sujet en ce moment.

Lakoff, qui a 66 ans, fut au départ un linguiste, un étudiant rebelle de Chomsky qui participa contre le modèle dominant de Grammaire transformationnelle au mouvement de la "Sémantique générative", dans ce qu'on a appelé la Guerre des Linguistiques.

Puis il est passé de ce programme de sémantique [qui ne me semble pas vraiment l'avoir emporté] à des thèses plus générales sur la psychologie cognitive (ou "linguistique "cognitive", assez différente du programme dominant dans le cognitivisme computationnel classique) et le rôle de nos métaphores et de notre corps propre dans notre langage et dans nos représentations.

Récemment, il a écrit sur le rôle des "cadres" (Frames) du point de vue politique, étudiant comment des cadres généraux implicites joueraient un rôle central dans nos évaluations et nos débats.

Le modèle simple auquel il était arrivé était que l'opposition droite-gauche recoupait désormais un modèle "familial" simple, le "Père Strict" contre "le Parent Protecteur" (en fait "Nurturant", pas facile à traduire, "nourissante et formatrice", la nurture étant la culture, l'éducation et pas seulement le Soin). Lakoff est un liberal modéré (contrairement à l'anarcho-syndicaliste Chomsky) et il dit vouloir aider la gauche en "vendant" ses idées dans des cadres optimaux. Il participe même à une Fondation qui cherche à affuter ces cadres pour le Parti démocrate.

Toute critique de cette théorie peut s'appuyer sur les nombreuses notes de Mixing Memory, un des meilleurs blogs de psychologie cognitive qui est souvent revenu sur les problèmes des cadres et des "métaphores conceptuelles".

Récemment, le linguiste innéiste Steven Pinker (qui est sur certains points un hyper-chomskyen, même s'il est encore plus attaché à un programme naturaliste et une explication évolutionniste que les Chomskyens orthodoxes) a écrit une recension très critique contre les idées de recadrage des métaphores.

Il ironise sur l'image même du "Parent Protecteur" :

The metaphors in our language imply that the nurturing parent should be a mother, beginning with "nurture" itself, which comes from the same root as "to nurse." Just think of the difference in meaning between "to mother a child" and "to father a child"! The value that we sanctify next to apple pie is motherhood, not parenthood, and dictionaries list "caring" as one of the senses of "maternal" but not of "parental," to say nothing of "paternalistic," which means something else altogether. But it would be embarrassing if progressivism seemed to endorse the stereotype that women are more suited to nurturing children than men are, even if that is, by Lakoff's own logic, a "metaphor we live by." So political correctness trumps linguistics, and the counterpart to the strict father is an androgynous "nurturant parent."

Pinker n'a pas lu Chris, qui répondait déjà à cet argument et expliquait que le modèle incluait bien les deux parents - dans notre contexte français Ségolène et le référent-père Flanby.

Contrairement à la rumeur (qui vient de sa croisade en faveur de formes fortes de l'innéisme et donc de l'idée de Nature humaine), Pinker n'est pas un conservateur et il rappelle que s'il attaque Lakoff c'est en tant que Démocrate (certes modéré) qui se défie de ses analyses. Il renverse même toute l'analyse du cadrage en disant que ce sont les cadres mêmes de Lakoff qui deviendraient des cadres conservateurs et des cadeaux dont les Libéraux devraient se défier :

There is no shortage of things to criticize in the current administration. Corrupt, mendacious, incompetent, autocratic, reckless, hostile to science, and pathologically shortsighted, the Bush government has disenchanted even many conservatives. But it is not clear what is to be gained by analyzing these vices as the desired outcome of some coherent political philosophy, especially if it entails the implausible buffoon sketched by Lakoff. Nor does it seem profitable for the Democrats to brand themselves as the party that loves lawyers, taxes, and government regulation on principle, and that does not believe in free markets or individual discipline. Lakoff's faith in the power of euphemism to make these positions palatable to American voters is not justified by current cognitive science or brain science. I would not advise any politician to abandon traditional reason and logic for Lakoff's "higher rationality."

La réponse de Lakoff est encore plus dure et utilise la même technique d'inversion d'accusation, accusant Pinker d'être resté prisonnier d'un mécanisme du XVIIe siècle (alors que c'est la cible constante de Pinker), qu'il est justement victime d'anciens "cadres" périmés. Lakoff rappelle qu'il n'est pas un relativiste défendant une simple forme utilitaire de sophistique. Il ne cherche pas des euphémismes politiquement corrects mais des cadres plus adéquats pour mieux exprimer un même fond idéologique (encore une fois, cette explication se trouvait déjà chez Chris parmi les erreurs d'interprétation).

Le linguiste Geoffrey Nunberg - qui vient d'ailleurs de publier Talking Right: How Conservatives Turned Liberalism into a Tax-Raising, Latte-Drinking, Sushi-Eating, Volvo-Driving, New York Times-Reading, Body-Piercing, Hollywood-Loving, Left-Wing Freak Show est revenu plusieurs fois sur Lakoff.

Il racontait comment la droite attaque le Démocrate Lakoff comme un gauchiste chomskyen, par simple association biographique, alors que les Chomskyens et les Lakoffiens ne cessent de se taper dessus.

Mais surtout, Nunberg a un long article sur TNR (donc le même magazine démocrate modéré que Pinker) qui analyse à la fois la polémique entre Pinker et Lakoff et qui reforme de manière plus précise les critiques contre la théorie du cadrage de Lakoff .

[Pour défendre Lakoff pour une fois, Nunberg exagère en disant que l'affaire n'avait rien à voir avec toute une autre polémique récente sur les déterminismes sexuels, celle qui avait fait démissionner Monique Canto-Sperber un Directeur d'une célèbre institution universitaire, puisque c'est Pinker qui avait déjà attaqué Lakoff sur ce sujet. ]

Nunberg dit que les deux modèles du Père Strict et du Parent Protecteur sont une sorte d'idéal-type psychologique qui rapproche plus Lakoff du réductionnisme de Pinker qu'il ne le croit. Le problème dans les deux cas serait de ne pas tenir compte du fait qu'il y a des déterminismes sociaux qui ne dépendent pas uniquement de ces deux "pôles" psychologiques censés être présents en chacun de nous.

Un tel modèle "familial" risque de faire oublier des déterminations économiques, ce qui est justement ce qu'espèrent certains Conservateurs qui agitent le concept fumeux de "Guerre des Valeurs", nouvel épisode d'un Kuturkampf entre ascèse puritaine (les prétendues "valeurs familiales") contre casuistique, ou augustinisme versus un pélagianisme archétypal de la gauche.

Over the last few decades, the right has managed to reconfigure the polarities of American politics so that economic divisions are trumped by the bogus cultural distinctions of the "red-blue" divide, and in the process "liberal" and "conservative" have been redefined as opposing social styles or personality types, rather than as contrasting philosophies of government. Indeed, listening to the talk shows on Fox News, you might have the impression that the two sides are really distinct political genders. As it happens, that picture of an America riven into two distinct nations--"more divided than at any time since the Civil War," as people sometimes say--has no empirical reality for the mass of ordinary Americans, as researchers as politically diverse as Alan Wolfe and Morris Fiorina have shown at some length. But once you start thinking of liberals and conservatives as distinct kinds of people, divided by deep moral differences that grow out of their early family experience, then it's easy to fall into the hyper-moralizing rhetoric of political polarization.

[Attention, ici, on repasse à n'importe quoi sans rapport. ]

Et cela, en passant, est encore un problème récurrent chez ceux qui veulent justement critiquer certains excès libéraux-libertaires (c'est-à-dire "mai 68" dans les références françaises) mais finissent par ne plus parler que de ces éléments moraux ou la crise de la culture.

De même, le cadrage de Ségolène Royal peut gêner lorsqu'elle défend par exemple les centres encadrés par l'amée pour délinquants, par sa fonction de mère ("Je ferai(s) au pays ce que j'aurais fait pour mes enfants", variante certes nettement plus rassurante que la privatisation berlusconienne "Je ferai au pays ce que j'aurais fait avec mon empire kleptocratique").

Ce n'est peut-être qu'une simple dérive, mais cela revient à négliger que depuis à peu près les Politiques d'Aristote il y a 2300 ans on distingue en démocratie la sphère domestique de l'espace public du citoyen. Je ne dis pas que ce "paternalisme" (ou plutôt "matriarchisme") aille très loin ou qu'il fasse trop lire dans ces quelques fragments (il y aurait pour le coup du sexisme à prendre trop au sérieux cet essentialisme ségoliste). Il peut même être parfois efficace dans le message de "Protection sociale" dans notre crise du modèle européen mais il risque d'enfermer aussi dans l'oubli des autres domaines politiques.

Par ailleurs, Nicolas [en] d' AΨι a des commentaires plus sérieux sur les conceptions politiques de Royal sur "l'égalité réelle".

Le Parti Ségoliste

[contrainte : aucun jeu de mot sur "royal" dans le titre. Si. C'est possible.]

Finalement les sondages étaient à peu près corrects, ça nous change - si ce n'est sur le fait que DSK, 20,8%, ne dominait pas très clairement Fabius, 18,6%, soit 4000 voix sur 178 000 votants).

Ségolène Royal sera donc la candidate du PS, et elle n'est pas plus à droite que ne l'était Jacques Delors qui faillit être le candidat en 1995.

Avec un succès aussi élevé, il n'y a guère de possibilité de lipietzisation, de remplacement au cas où elle s'avérerait décevante. On ne peut donc même plus espérer, par exemple, de Flanby en vicaire providentiel (je ne parle même pas de Jospin). Elle a été majoritaire, au moins relativement, partout, sauf en Seine Maritime (et Mayotte) où Fabius fait 61%. L'unité du PS est donc assez facile à rétablir (même si Mélenchon a semblé prêt à quitter le parti).

Il y a plusieurs raisons de se satisfaire de ce choix :

  • Alain Duhamel est ridicule.

  • heu... ah, si, Duhamel est vraiment ridicule.

Mme Royal a quelques défauts comme le fait d'être une oratrice peu inspirée, Guillermo y a insisté (même si je crains que cet exemple puisse se retrouver chez les autres candidats, en fait chez tous y compris un phraseur comme Villepin). Mais elle peut faire du Judo avec ses faiblesses et les retourner parfois contre son adversaire. Il serait ironique que celle dont Sarkozy ne cachait pas qu'elle était celle qu'il espérait affronter soit en fait plus difficile à battre que des hommes plus expérimentés mais créant moins de "désir" qu'elle. De plus, comme le disait Chirac selon le Canard, le contexte l'aide, elle peut gagner, et elle pourra bien plus facilement incarner la rupture que M. Sarkozy, membre du gouvernement depuis 5 ans.

Certes, la prédiction pessimiste de Todd est sérieuse :

Pour moi, Ségolène Royal peut faire perdre la gauche. Parce qu'elle a un discours très à droite. (...) Or beaucoup d'électeurs se sont décrochés des idéologies traditionnelles. Les ouvriers sont allés au Front national, dans la foulée de l'effondrement du Parti communiste, de l'encadrement catholique. Les deux grands partis qui semblaient avoir survécu étaient le parti gaulliste - sentiment national, tempérament égalitaire hérité de la Révolution française - et puis la tradition socialiste. Nicolas Sarkozy est décroché de la tradition de droite française. Il n'est pas gaulliste. (...) Si vous prenez Ségolène Royal, c'est la symétrie. Prenez les jurys populaires. Elle se libère du logiciel républicain. Elle n'est plus socialiste, et l'on se demande par moments si elle est de gauche. Cela accentue le flottement d'une partie énorme du corps électoral.

S. Royal peut attirer les électeurs centristes au second tour contre Nicolas Sarkozy mais peut-elle suffisamment rassembler à gauche au premier ? La gauche a un réflexe de culpabilisation depuis 2002 [et il est déjà probable que quel que soit le résultat du premier tour on entendra pendant la soirée électorale "on n'a pas tiré les leçons du 21 avril" à la fois des Fabiusiens en embuscade et de la majorité "hollandiste" du Parti] mais il y aura quand même plusieurs candidatures de la gauche radicale et ce qui reste de "l'écologie politique". Une analyse paradoxale serait qu'ils jugent peut-être S.R. moins dangereuse pour eux qu'un social-démocrate plus orthodoxe et qu'ils pourraient donc la soutenir du bout des lèvres au nom des désistements "républicains", même si elle a plus insisté dans la continuité de sa carrière sur la corde "anti-libertaire" que le courant "anti-libéral".

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