Le Monde avait une affiche racoleuse samedi chez certains marchands de journaux "la réponse de l'Islam à Benoît XVI", comme si l'Islam existait comme une organisation unitaire. L'autoflagellant Henri Tincq interroge Malek Chebel et on a droit à des informations qui sortent des clichés. :

En sept siècles de présence musulmane en Andalousie, l'islam n'a pas été violent. Il a su accueillir l'Autre, n'a fait de pogroms ni contre les chrétiens ni contre les juifs, a pu prospérer au niveau intellectuel et économique.
Ah, l'Andalousie, l'Atlantide rêvée qu'il faut invoquer à chaque débat, heureusement qu'on interroge des experts pour éviter des sentiers battus. Car il est bien connu que la Perse, Damas ou Bagdad n'avaient pas de vie intellectuelle et qu'il ne faut retenir que la partie proche de nous. Les Dhimmis étaient si bien traités en Espagne [du moins de 912 à 976]. En 1013, le Massacre de Cordoue (avec la destruction de ses bibliothèques) fut sans doute un accident. En 1066 (tiens, la même année que Hastings), le massacre des juifs de Grenade a dû être causé par des Normands égarés déguisés en Musulmans. Mais chacun sait que l'intolérance n'a commencé qu'avec la Reconquista, Jihad Inversé - même si les fameuses traductions dont on parle tout le temps furent faites à Tolède après la Reconquête [D'après certains historiens, le mythe de la tolérance andalouse a été créé par des historiens laïcs et juifs du XIXe siècle, comme Heinrich Graetz, qui voulaient un contre-modèle utopique à l'Europe de leur époque, cf. Mark Cohen, Under Crescent and Cross, Princeton, 1995]
Faut-il rappeler que les grands penseurs chrétiens, comme Thomas d'Aquin, ou juifs, comme Maïmonide, et toute la pensée médiévale ont eu accès à la philosophie grecque - Aristote, mais aussi Hippocrate, Euclide, Ptolémée - grâce aux Arabes ? ?
Oui, même si la transition se fit par des Chaldéens syriaques qui n'étaient ni musulmans ni peut-être d'une religion du Livre (sauf si on compte le zoroastrisme) mais probablement païens et astrolâtres. Chebel fait aussi bien de citer le cas de Maïmonide, excellent exemple de tolérance andalouse en effet, puisque en 1148 Maîmonide dut quitter Cordoue, après que les Almohades menacèrent de tuer tous ceux qui ne se convertiraient pas à leur foi. De même, le Commentateur Averroès, qui avaient servi le régime rigide almoravide, ne semble pas avoir été enthousiasmé par la tolérance des Almohades à la fin du XIIe siècle.

[aujourd'hui l'intégriste Altikriti est choqué que les mosquées andalouses n'aient pas été respectées au XVe siècle et soient devenues des églises - alors qu'il est en effet si facile de construire des églises en pays de l'Oumma aujourd'hui encore]

Certains naïfs pourraient être plus choqués par Benoît XVI quand il défend la Peine de mort au nom de l'Amour (dans son Catéchisme de 1992 qui fut ensuite révisé par l'encyclique Evangelium vitae de 1995, suite au scandale), quand il réhabilite un fasciste comme l'Abbé Laguérie ou bien quand il attaque la Théorie de l'évolution que lorsqu'il cite un texte de controverse byzantin du fin du XIVe siècle. Mais non, l'important est que le chef d'une religion ose dire qu'il croit que la sienne serait plus proche du Logos que celle des autres.

Dans le dialogue en question, Entretiens avec un Musulman (Du Cerf, 1966), le "Mudarris" (le Lettré, en grec le "mouterizès") perse avec qui parle Manuel II utilise aussi des arguments "rationnels". Ce serait facile contre la Trinité, mais le Lettré dit notamment que l'Islam est la synthèse (ou Juste Milieu) de la Communauté concrète du Judaîsme et de l'Universel abstrait du Christianisme, en un Universel Concret, plus universalisable que la loi de Moïse mais plus applicable que celle de Jésus. C'est un argument très ingénieux (un peu comme les dialectiques "spirituelles" de Joachim de Flore) qui montre que le Basileus Manuel ne ridiculise pas son adversaire.

En passant, il y a aussi des chapitres amusants au début où le Chrétien et le Musulman sont d'accord pour défendre certains mystères comme la Résurrection (et également l'angélologie) en disant tous les deux que cela dépasse le Logos, ce qui montre bien - contre Benoît - la complicité des deux superstitions pour voiler les Lumières naturelles. Il y a en revanche d'autres chapitres plus naïfs où le Mudarris se sert comme "preuve" du fait des victoires turques et des défaites byzantines. L'Empereur Manuel semble d'ailleurs un peu ébranlé par l'argument, ou du moins amer, il est vassal du Sultan Bajazet et se bat même pour lui au moment où il est censé prononcer ce dialogue avec l'érudit persan.

La confiance de Manuel dans ce dialogue (il dit que le Mudarris est plus honnête et plus raffiné que le Sultan avec qui la discussion ne servirait à rien) rappelle en partie d'autres légendes d'apologètes qui croyaient convaincre à leur foi par des arguments, comme Raymond Lulle, un siècle avant, vers 1285, qui aurait prétendu que son Art combinatoire lui permettrait de convertir les Tunisiens.

Mais toute cette affaire se passe comme prévu, avec une sorte de fatalité un peu ennuyeuse. Benoît XVI s'excuse, cela ne servira à rien et certains Vrais croyants vont montrer que leur religion n'a rien de violent en appelant au meurtre. Comme le dit cet article, il y a un cycle de prophéties autoréalisantes :

The threat of violence against Catholics and Christians was emphasised by the murder of an Italian nun in Somalia. Sister Leonella, 66, was shot as she walked from the children's hospital where she worked to her house in Mogadishu, a city recently taken over by an Islamic government. A Vatican spokesman said he feared her death was "the fruit of violence and irrationality arising from the current situation".
Assassiner une vieille dame - qui accomplissait sans doute une "Violence symbolique" - est en effet un bon moyen de réfuter ce genre d'accusation d'irrationalité.

Tout cela ne prête guère à rire, mais la réaction la plus surprenante est encore celle d'une partie de la presse iranienne, qui y voit un complot israélien (et ajoute que cette dénonciation de la violence religieuse est "un appel à la Croisade").